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Source: Le Monde Campus

« "Ce sont les actions concrètes, plus que les idées, qui donnent envie aux jeunes de s’engager" : les défis de l’éducation à la citoyenneté » - Le Monde

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Planté au milieu du groupe dans ses chaussures « écoresponsables », Yannis El Amraoui, 19 ans, interpelle avec aisance la trentaine de lycéens réunis ce matin dans une salle du lycée Saint-Jean de Montmartre, à Paris : « Imaginons que, dans cette pièce, nous décidions que seules les voix de trois d’entre vous vont compter. Allez : seuls toi, toi et toi allez vous exprimer »… Un ange passe. « Ça veut dire 90 % d’abstention ! », élucide-t-il. Ce parallèle avec la participation des 18-24 ans aux dernières élections régionales fait tiquer son auditoire, composé de futurs bacheliers professionnels et technologiques, à peine moins âgés que lui, et dont certains pourront aller voter dans quelques semaines… Voilà de quoi lancer habilement cette discussion à laquelle ils ont accepté de participer aujourd’hui – remue-méninges destiné à faire émerger, en vue de l’élection présidentielle, quelques idées de « mesures pour la jeunesse » importantes à leurs yeux.

Yannis en est certain : « Ce sont les problématiques et les actions concrètes, plus que les idées, qui donnent envie aux jeunes de s’engager », que ce soit pour pousser la porte d’un bureau de vote ou pour s’investir dans une cause particulière. Et il sait de quoi il parle. Le jeune étudiant en ingénierie à l’Université de technologie de Compiègne a cofondé, lorsqu’il était lycéen à Toulouse, la plate-forme Lycées en transition, qui fédère partout en France les initiatives lycéennes en matière de transition écologique.

Une jeunesse désengagée ?

Son parcours l’amène aujourd’hui à participer au projet Ta voix compte avec onze autres jeunes engagés dans différentes causes (l’environnement pour plusieurs d’entre eux, mais aussi le féminisme, le harcèlement, les inégalités ou la santé). L’objectif de cette initiative, lancée par l’ONG d’innovation sociale Ashoka, est d’aller au-devant d’autres jeunes en amont de l’élection présidentielle pour les sensibiliser à la notion d’engagement sous toutes ses formes, mais aussi pour les amener vers les urnes et les intéresser à la politique « traditionnelle », en leur disant « qu’ils ont leur mot à dire sur les mesures politiques les concernant au premier chef », explique à voix basse Maëlle Roudaut, la seconde jeune « engagée » qui intervient aujourd’hui, et circule de table en table pour animer les discussions au sein des petits groupes de lycéens. Etudiante de 21 ans en journalisme, son engagement à elle s’est concrétisé par la création d’un média numérique et d’un kit pédagogique traitant tous les deux de l’environnement.

Une plate-forme en ligne permet déjà de voter pour les quinze propositions – parmi plus de quarante issues de ces rencontres – que Maëlle, Yannis et les dix autres « ambassadeurs » de la jeunesse iront symboliquement proposer aux candidats à la présidentielle dans quelques semaines. A l’origine de l’initiative, un constat désormais connu, mais que rappelle Aurélie Marcel, chargée de mission chez Ashoka : « Ce n’est pas parce que les jeunes ne vont pas voter qu’ils sont désintéressés de la vie politique et de la chose commune. » Climat, racisme, violences sexuelles, cause animale, etc. : « Ils sont, en fait, très engagés dans plein de causes », résume-t-elle. Reste à « recréer du lien entre ces deux formes de participation à la vie politique ».

Si la dernière étude de l’Institut Montaigne, publiée au début de février, confirme en effet l’« impressionnante désaffiliation politique » des jeunes, on ne compte plus celles montrant leur participation, tout aussi impressionnante, aux activités associatives – qui concerne jusqu’à près de 60 % des 15-30 ans, selon une étude de l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire de 2021.

Ce grand écart entre participation citoyenne sur le terrain et politique « traditionnelle » , les douze jeunes ambassadeurs, dont certains sont tombés très tôt dans la marmite de l’engagement citoyen grâce à leur famille, le font sans difficulté. Leurs parcours militants, pourtant majoritairement éloignés des partis, les ont convaincus de la nécessité de faire entendre aussi la voix de la jeunesse dans les débats nationaux et dans les urnes.

Et, outre la possibilité de gagner en visibilité pour faire avancer leurs combats respectifs, leur initiative leur permet de persuader d’autres jeunes de la nécessité de s’impliquer dans la vie de la cité. Plus efficace que le militantisme au sein d’un parti politique ? « Je suis pareille que ces lycéens, à la même échelle, explique Maëlle. Nos problématiques concrètes, nos besoins ou nos valeurs peuvent se ressembler. Je suis là pour leur dire qu’ils ont le droit d’avoir un avis – et des envies – sur la jeunesse, et les aider à mettre des mots dessus. »

« Et si… »

Au début timide, le débat finit par prendre dans chaque petit groupe d’élèves, qui cherchent, consciencieusement et sans a priori idéologique ou partisan, ces mesures qui pourraient améliorer la vie des jeunes. « Si seulement ils étaient toujours aussi impliqués et sérieux en cours ! », dit dans un sourire un conseiller principal d’éducation. On parle malbouffe, temps de cours trop important, harcèlement scolaire, nécessité d’être mieux formé au numérique professionnel… « C’est fou, on n’est tellement pas habitués à ce qu’on nous donne comme ça la parole qu’on n’arrive pas à sortir de nos problématiques au sein de l’établissement », s’étonne Giovanni, 16 ans, en première professionnelle Agora (assistance à la gestion des organisations et de leurs activités).

On s’autorise pour la première fois à imaginer des propositions d’avenir pour la jeunesse, qu’on griffonne sur un coin de table

Nos deux ambassadeurs invitent les lycéens à voir plus grand, et concret. Alors les débats s’ouvrent à d’autres questions. Ici, le droit de vote à 16 ans. Là, la nécessité d’être « formé » à l’écologie. Plus loin, on s’intéresse à la situation dans les hôpitaux, aux inégalités sociales, aux violences faites aux femmes, au soutien psychologique dont auraient besoin de nombreux jeunes… Et on s’autorise pour la première fois à imaginer des propositions d’avenir pour la jeunesse, qu’on griffonne sur un coin de table en commençant obligatoirement par un « Et si… » de tous les possibles : « Et si les médecins et psychologues étaient obligatoires dans chaque établissement ? », « Et si des protections périodiques étaient proposées gratuitement dans tous les lieux publics », « Et si… ? », « Et si… ? », « Et si… ? ».

Plus de 6 000 jeunes ont déjà participé sur le site du projet, qui compte pour l’heure une quarantaine de propositions ayant trait à la santé, à la transition écologique, à l’éducation, à la citoyenneté ou encore au travail. La seule idée que certaines d’entre elles puissent ensuite être choisies par les internautes, puis arriver sur le bureau d’un candidat à l’élection présidentielle, rend l’exercice attrayant.

« C’est la première fois, finalement, qu’on discute de ces sujets et qu’on peut donner notre avis, qu’on a l’impression qu’il peut un tout petit peu compter », commente Margot, 17 ans, en terminale technologique, en insistant exagérément, mais sans doute avec pertinence, sur le « tout petit peu ». « C’est un bon moyen de sensibiliser les jeunes au vote et à la participation en tant que citoyen, parce que ça nous donne l’impression qu’on est impliqués dans le processus. Cela n’arrive pas souvent. Et ça permet de voir qu’on a aussi entre nous des avis, des regards, des préoccupations, qui peuvent être divergents », juge sa camarade de classe Alice, 18 ans.

« Rôle de figuration »

« Donner l’impression aux jeunes qu’ils sont impliqués dans le processus politique, c’est ce qui permettra de les remobiliser politiquement » : c’est avec des mots proches de ceux d’Alice que William Feys, un autre jeune propulsé « ambassadeur » de la jeunesse par l’association Ashoka, justifie sa participation au projet Ta voix compte. L’étudiant de 22 ans, engagé dans d’autres initiatives pour faire entendre la voix de la jeunesse – « “des” jeunesses », précise-t-il – désespère, comme ses camarades, de voir le thème de l’écologie s’imposer dans la présidentielle, alors qu’il est l’une des principales préoccupations des Français, particulièrement des plus jeunes. Il enrage aussi de voir des responsables politiques « parler des jeunes sans les inviter à coconstruire avec eux ce qui leur est destiné », ou bien « les cantonner à un rôle de figuration ». En 2022 encore, ces négligences continuent de détruire, selon lui, « la confiance que la jeunesse se fait dans l’engagement politique ».

Il y a quelques jours, à l’occasion d’une réunion sur les leviers à mobiliser pour attirer plus de jeunes sur le site de Ta voix compte, William, Maëlle, Yannis et leurs acolytes ont reçu la visite surprise de… Benoît Hamon. Autour d’une part de pizza avalée à la va-vite, ils ont discuté et écouté avec intérêt les conseils de l’ancien ministre et ex-candidat à l’élection présidentielle, aujourd’hui en retrait de la vie politique, devenu directeur de l’ONG d’aide à l’inclusion économique des migrants Singa. Leurs questionnements autour de la meilleure façon de réussir à tenir les « deux bouts » de l’engagement politique lui parlaient, évidemment.

Il a mis pour eux des mots sur cet « énorme fossé » qu’il connaît bien « entre la société politique et le monde associatif et militant où s’épanouissent des cris, des colères, des revendications et espoirs, notamment de la jeunesse », et s’est intéressé à la manière avec laquelle « ces jeunes essaient de se faire les architectes d’une réconciliation entre les deux ». Il les a aussi rassurés sur le fait que l’initiative à laquelle ils participent n’était pas « un énième gadget politique ». Il formule en tout cas le souhait que ça n’en soit pas un : « La légitimité ou la crédibilité de ce type d’opération dépend largement de la maturité des responsables politiques qui vont recevoir leur parole et leurs propositions, résume-t-il. Réunir des jeunes pour recueillir différemment leur parole et leurs envies est tout aussi sérieux que de faire appel, pour préparer un programme, à des “experts” qui vont proposer des choses qu’on a déjà vues cent fois. » Au pire, il en restera à la fin, selon lui, « toute cette réflexion et cette sensibilisation sur l’engagement et la jeunesse qu’ils ont essayé d’insuffler aux jeunes rencontrés ». Un éveil utile pour les élections, et au-delà.

 

Par Séverin GRAVELEAU

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