Tous acteurs de changement !
En 1980, Bill Drayton inventait le terme "entrepreneur social" et fondait Ashoka, l'organisation qui accompagne aujourd’hui 3500 de ces entrepreneurs dans 93 pays. Il fait figure de légende dans le monde des organisations à but non lucratif. Je me suis donc tourné vers lui cette semaine, à la recherche de clarté et d'espoir en ces temps décourageants. Il ne m'a pas déçu.
Drayton est convaincu que nous traversons actuellement une période de transition historique ; transition certes douloureuse, mais nécessaire. Des millénaires durant, nos vies ont suivi le même parcours. La majorité des gens se rendait à l'école pour acquérir des compétences ou apprendre un métier - boulanger, fermier ou comptable, par exemple. Ils entraient ensuite dans le monde du travail et gagnaient bien leurs vies, en mettant en pratique ces mêmes compétences, tout au long de leur carrière.
Cependant aujourd’hui, les machines peuvent exécuter presque n'importe quelle tâche répétitive. Ce nouveau monde nécessite de nouvelles compétences et qualités. Ce sont les individus qui possèdent ces qualités qu’Ashoka appelle : acteurs de changement.
Les acteurs de changement sont des gens qui savent observer les schémas qui les entourent, qui peuvent identifier les problèmes dans n'importe quelle situation, trouver des solutions à ces problèmes, organiser des équipes fluides, guider l'action collective et s'adapter continuellement à des situations changeantes.
Andrés Gallardo, par exemple, est un entrepreneur social du réseau Ashoka, originaire du Mexique. Il a longtemps vécu dans un quartier au fort taux de criminalité. Pour y faire face, il a créé une application, « Haus », qui permet aux gens de se mettre en contact avec leurs voisins. L’application comprend un bouton d’alerte qui prévient tous les habitants du quartier lorsqu’un crime est en cours. Cela permet aux voisins de s’organiser, de discuter, de partager des statistiques de criminalité et de répondre collectivement à ce défi.
Pour former et guider cette communauté de communautés, Gallardo devait posséder ce que Drayton appelle « une perception cognitive basée sur l’empathie et le bien de tous ». L’empathie cognitive permet de percevoir ce que les gens ressentent dans des circonstances qui évoluent constamment. « Pour le bien de tous » correspond à la capacité à travailler en équipe, pour l’intérêt général.
Peu importe que l’on travaille dans une cafétéria ou dans une usine, les entreprises ne recrutent aujourd’hui plus que des gens qui savent identifier les problèmes, et y apporter des réponses.
Des millions de personnes ont déjà adopté cet état d’esprit. Mais nombreux sont ceux qui vivent encore dans un monde de règles à suivre et de compétences répétitives. Ils entendent la société leur dire : “Nous n’avons pas besoin de vous. Nous n’avons pas besoin de vos enfants non plus”. Bien entendu, ils adoptent en réponse une attitude réactionnaire et contre-attaquent.
Pour Bill Drayton, le défi le plus important auquel nous faisons face, c'est de faire de chacun un acteur de changement. Pour se faire, il faut commencer très tôt. Quand votre enfant a douze ans et vous parle d’un problème – les autres enfants à l’école sont systématiquement méchants envers ceux qui ont des difficultés d’apprentissage, par exemple. C’est un moment important. Vous arrêtez ce que vous faites et vous lui demandez s’il peut imaginer ce qui résoudrait ce problème ; pas seulement l'incident en question, mais toutes les fois où la situation pourrait se répéter.
Rares sont les enfants qui agissent pour résoudre le premier problème auquel ils sont confrontés, mais un jour ou l’autre, ils en tireront l’expérience d’avoir conçu et de s'être approprié une idée. Ils mobiliseront leurs amis et agiront ensemble. Le travail des adultes, dès cet instant, est de ne pas se mettre en travers de leur chemin. Laissons les enfants et les jeunes être aux commandes.
Une fois qu'un enfant a eu une idée, a formé une équipe et transformé son univers, il devient un acteur de changement. Il a le pouvoir. Il continuera de former d'autres équipes. Il aura toujours un rôle à jouer. Drayton demande aux parents : « Votre fille sait-elle qu'elle est actrice de changement ? Est-ce qu'elle s'entraîne à agir pour faire changer les choses ? » Il leur dit : « Si vous ne pouvez pas répondre ''oui'' à ces questions, vous avez du travail urgent à faire ».
À une autre époque, explique-t-il, nos sociétés ont réalisé que l'alphabétisation universelle s'avérait indispensable. Aujourd'hui, les écoles doivent développer le curriculum et les évaluations nécessaire pour rendre universelle l’état d’esprit d'acteur de changement. Elles doivent comprendre que c'est là que réside leur critère de succès.
Ashoka a étudié les mouvements sociaux pour comprendre comment promouvoir un tel changement des mentalités. Il s'avère que les mouvements qui ont réussi ont suivi des étapes similaires.
Tout d'abord, ils rassemblent un groupe d'organisations puissantes et motivées pour mener le mouvement (Ashoka collabore aux Etats-Unis avec l'université de l'Arizona State ainsi qu'avec l'université George Mason). Ensuite, le groupe est ouvert à tous (on ne peut jamais savoir qui aura l'idée cruciale). Enfin, le mouvement crée des feuilletons aux épisodes quotidiens (le mouvement des droits civiques a créé des feuilletons avec des bons et des méchants, tel que la marche de Selma).
Je me demande si tout le monde veut devenir un acteur de changement comme l'envisage Bill Drayton. Je m'interroge sur une vision sociale qui est fondamentalement apolitique. En effet, même si un pays possédait de nombreux acteurs de changement à l'échelle locale, un gouvernement corrompu suffirait à rendre leur travail inefficace. Le secteur social n'a jamais vraiment pris en compte la présence constante d'immoralité au sein de la société.
Mais ce qui fait le génie de Drayton, c’est sa capacité à identifier de nouvelles catégories sociales. Depuis qu’il a inventé la catégorie d’entrepreneur social il y a 36 ans, des centaines de milliers d’individus se sont dit : “Oui, c’est exactement ça que je veux faire”. L’acteur de changement est une extension de cette catégorie sociale.
La transformation sociale découle de la transformation personnelle. On change le monde en découvrant une nouvelle manière de vivre, plus attrayante. Et Drayton cherche à rendre universelle une qualité que la plupart des gens ne voient même pas : le pouvoir d’agir.
Nombreux sont ceux qui ont l’impression de ne pas pouvoir prendre le contrôle de leur vie. Si nous donnions à chaque personne la possibilité de prendre conscience de son pouvoir d’action, ne serait-ce que pour un instant, et d’exprimer son appréciation et son respect à travers ce pouvoir, les conséquences changeraient véritablement le monde.
David Brooks - 8 février 2018
Cet article a été publié initialement dans le New York Times > > lire l'article en anglais